Introduction
Candide est sous-titré l’Optimisme. Voilà un détail révélateur des préoccupations de Voltaire : le philosophe a voulu se moquer d’un optimisme irraisonné. En la personne de Pangloss qui répète mécaniquement et hors de propos : “Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles”, il a voulu ridiculiser ceux qui ne considèrent pas avec sérieux et respect le problème du mal. Voltaire attaque les enseignements de ses contemporains, Leibniz ou plutôt son disciple Wolff moins subtil que son maître, et, au travers d’un conte assez caustique, leur apporte la contradiction. Ainsi la question du mal est-elle au cœur de cet ouvrage, mais en même temps, Voltaire essaiera de donner une réponse personnelle qui puisse concilier la bonté divine avec l’existence du malheur. On doit remarquer que, déjà le conte oriental de Zadig, paru en 1747, douze ans auparavant, tentait de répondre à ce paradoxe métaphysique. C’est dire combien cette question épineuse tenait au cœur du déiste convaincu et du philosophe rationaliste épris de clarté.
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Un monde livré au Mal
Candide, propulsé par les “grands coups de pied dans le derrière” du baron de Thunder-ten-tronckh, est brutalement “chassé du paradis terrestre” pour avoir cru au bonheur avec Mlle Cunégonde. Le voilà lancé dans un voyage aventureux, une errance formatrice au cours de laquelle il va découvrir le grand monde.
Il va expérimenter le mal sous toutes ses formes. Il s‘agit d’abord du “mal physique” selon les propres termes de Voltaire.
■le froid et la faim.
■la maladie, dans la personne de Pangloss retrouvé en Hollande sous l’apparence d’un “gueux tout couvert de pustules, les yeux morts, le bout du nez rongé...”
■les catastrophes naturelles, d’abord sous la forme du séisme de Lisbonne, fait historique survenu en novembre 1755 qui avait beaucoup impressionné les imaginations de l’époque ; enfin sous celle de la tempête et du naufrage qui l’accompagne souvent.
Candide va expérimenter encore plus “le mal moral” qui tient une place prépondérante.
■la stupidité des militaires.
■la guerre. Guerre entre les Bulgares et les Abares, monstruosité absurde où l’on massacre les innocents avec une joyeuse férocité. Guerre entre les jésuites et la royauté espagnole dans la lointaine Amérique. Guerre entre Français et Anglais à propos du Canada, terre sans valeur au climat rigoureux, guerre où l’amiral Byng sera proprement exécuté “parce qu‘il n’a pas fait tuer assez de monde”. Guerre aux causes futiles où s’étalent la bêtise et la méchanceté humaines.
■la pauvreté qui conduit à la mendicité.
■l’hypocrisie et le fanatisme religieux. D’abord chez les protestants hollandais qui refusent d’aider un frère dans la peine. Ensuite chez les catholiques portugais où l’inquisition espionne et viole les esprits, où l’autodafé vient briser la liberté individuelle et fondamentale de la conscience. L’obscurantisme fait des ravages : une cérémonie expiatoire est décidée pour éviter le retour d’une secousse tellurique, mais en agissant ainsi on ne s’attaque pas aux causes du mal, une telle attitude relève plutôt de la mentalité magique. D‘ailleurs la réponse est claire : la terre tremble de nouveau. Enfin dans la guerre fratricide entre jésuites et royauté espagnole pour le pouvoir temporel alors que la bonne nouvelle n’est plus propagée et que les croyants n’agissent plus en conformité avec leur foi.
■la malhonnêteté commerciale qui s’appelle banqueroute. Voltaire ajoute malicieusement “et la justice qui s‘empare des biens des banqueroutiers pour en frustrer les créanciers”. Celle de Vanderdendur (ce nom est tout un programme) qui se nomme vol.
■l’esclavage pour des raisons économiques. Des êtres bien-pensants privent leurs frères de toute liberté pour produire certaines marchandises à bon marché. Le malheur des uns est exploité au profit des autres. « C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe ! »
Ainsi Voltaire nous dépeint un monde où le mal est une réalité omniprésente, conséquence surtout d’une nature humaine viciée. L’apparent vagabondage de Candide est destiné à nous révéler qu’aucun endroit sur terre n’échappe au fléau, sauf Eldorado qui demeure une utopie. Souvent Candide pense qu’ailleurs la vie est meilleure et Cacambo lui répond : « Vous voyez que cet hémisphère-ci ne vaut pas mieux que l’autre ». À la vérité, notre héros va être désabusé, le monde n’est pas fait pour les idéalistes, la réalité est pitoyable, la bonne volonté est brimée, l’homme est intrinsèquement mauvais. Candide va connaître l’amère expérience de n’être qu’un « jeune métaphysicien fort ignorant des choses de ce monde ». Même l’innocent est entraîné dans le tourbillon. Le mal appelle le mal, le meurtre est une réponse à l’intolérance. Notre héros sera obligé de reconnaître : « Je suis le meilleur homme du monde et voilà trois hommes que je tue ».
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Un monde livré au désordre
La Providence
Candide perdra aussi ses illusions concernant la Providence. Cette notion métaphysique ou plutôt théologique implique que l’univers conçu par un Être intelligent porte en lui-même la marque de son créateur, qu’il obéit à des lois. Cette croyance fondamentale dans l’ordre divin de l’univers entraîne que le déroulement du temps, l’histoire a une finalité, que les événements ne sont pas le fruit du hasard mais la mise en œuvre d’un plan dont le dessein ne nous apparaît pas clairement parce que nous manquons d’élévation et que ce projet doit inclure la nécessaire incertitude de la liberté humaine.
Qu’en est-il dans Candide ? Voltaire nous dépeint un monde livré au hasard, à un désordre malicieux et cruel parfois. Disons plutôt que le philosophe de Ferney crée selon sa fantaisie un univers en harmonie avec sa pensée du moment. Voltaire n’est pas dupe de sa fiction, il lui arrive parfois d’appuyer sur la plume, de souligner l’invraisemblance voulue des situations. Il fait dire à Candide : « Voilà une aventure bien peu vraisemblable que nous avons eue à Venise. On n’avait jamais vu ni ouï conter que six rois détrônés soupassent ensemble au cabaret », ce à quoi Martin répond : « Cela n’est pas plus extraordinaire que la plupart des choses qui nous sont arrivées ».
Candide et ses amis sont les jouets d’une divinité en folie, ils sont précipités à leur corps défendant dans des aventures sans lien entre elles. Aiguillonnés par la nécessité, ils fuient un malheur qui les poursuit sans répit. Notre vie est une mauvaise pièce de théâtre. L’épisode des rois détrônés à Venise est révélateur. L’existence enviée de monarque n’est qu’une « singulière plaisanterie ». Contrairement à ce que nous aurions pu croire, elle n’échappe pas aux lois communes et connaît elle aussi de redoutables retournements de situation. La fin n’apporte aucun apaisement, le monde se perpétue : Candide, volé par les Juifs, ne possède plus qu’une métairie ; Cunégonde, déjà disgraciée par ses mésaventures, devient acariâtre de surcroît ; le dévoué Cacambo est excédé de travail ; les notables connaissent toujours des revers de fortune ; les hommes pratiquent encore les supplices du pal et de la décapitation.
L’homme a vicié la création. Jacques, le bon anabaptiste, déclare : « Il faut bien que les hommes aient un peu corrompu la nature, car ils ne sont point nés loups et ils sont devenus loups » et plus loin : « Dieu ne leur a donné ni canon de vingt-quatre, ni baïonnettes ». Pire, il n’y a pas de justice immanente. Dieu semble se taire. Les bons périssent, les méchants se sauvent, Jacques se noie, le matelot qu’il a sauvé survit au naufrage. Lorsque Dieu intervient, son action est déplorable. Il punit le criminel Vanderdendur mais ne peut épargner l’équipage innocent. « Dieu a puni ce fripon, le diable a noyé les autres ». Pour d’autres, la Providence est une notion commode qui explique tout ou exonère de toute responsabilité. Pour le frère de Cunégonde devenu jésuite, l’arrivée de Candide au Paraguay est providentielle, elle vient renforcer la force militaire de sa compagnie.
Il est donc clair que Voltaire ne croit ni à l’ordre ni à la justice divine : l’homme est orphelin.
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Les diverses attitudes philosophiques et le choix de Voltaire
Face à ce monde où le mal et le désordre règnent en maîtres, plusieurs attitudes sont possibles.
Il existe d’abord l’attitude des profiteurs, de ceux qui aggravent le mal, de ceux qui admettent l’absence de lois morales et qui en profitent. On peut citer le matelot, le gouverneur de Buenos-Aires, l’abbé périgourdin, Vanderdendur. Tous cultivent à des degrés divers l’immoralité. Pour l’un, il s’agit surtout d’égoïsme forcené ; pour l’autre, de l’abus de pouvoir ; pour le troisième, l’escroquerie ; pour le dernier, le vol et la fourberie.
Ensuite un certain nombre de positions philosophiques sont égratignées au passage par Voltaire. Elles ont en commun de donner bonne conscience, d’innocenter la Providence ou d’apaiser faussement la curiosité intellectuelle. Par exemple, pour expliquer le séisme de Lisbonne, l’attitude pseudo-scientifique recherche par analogie des causes qui échappent à notre entendement dans l’état actuel de nos connaissances : le tremblement de terre serait dû à une traînée de soufre sous la terre. L’explication religieuse avance que c’est le péché originel qui a introduit le désordre dans l’harmonie initiale, mais elle apparaît mythique et, selon Voltaire, ne saurait lier les descendants du premier homme. L’explication formaliste ne règle en rien le fond du problème, c’est une suite de sophismes qu’énonce Pangloss : « car s’il y a un volcan à Lisbonne, il ne pouvait être ailleurs car il est impossible que les choses ne soient pas où elles sont, car tout est bien ».
Deux attitudes par contre sont plus développées : le pessimisme et l’optimisme. La première est représentée par Martin. Le mal est partout, le bien n’existe pas. L’homme est intrinsèquement pervers, il est né pour l’angoisse ou l’ennui. Le réquisitoire de Martin est terrible : « Je n’ai guère vu de ville qui ne désirât la ruine de la ville voisine, point de famille qui ne voulut exterminer quelque autre famille. Partout les faibles ont en exécration les puissants devant lesquels ils rampent, et les puissants les traitent comme des troupeaux dont on vend la laine et la chair. Un million d’assassins enrégimentés courant d’un bout de l’Europe à l’autre, exerce le meurtre et le brigandage avec discipline pour gagner son pain parce qu’il n’a pas de métier plus honnête ; et dans les villes qui paraissent jouir de la paix, et où les arts fleurissent, les hommes sont dévorés de plus d’envie, de soins et d’inquiétudes qu’une ville assiégée n’éprouve de fléaux. Les chagrins secrets sont encore plus cruels que les misères publiques ». Ce point de vue est proche de la sensibilité de Voltaire qui pourtant le refuse. Un tel système conduit immanquablement au fatalisme et à l’inaction.
La seconde attitude, l’optimisme, est critiquée au travers du personnage de Pangloss, celui qui discute de tout, qui enseigne la « métaphysico-théologo-cosmolo-nigologie », autant dire une pseudoscience jargonnesque. Effectivement Voltaire tend à nous démontrer tout au long du roman que l’optimisme peut-être affirmé seulement au prix d’erreurs de raisonnement car l’expérience prouve l’omniprésence et l’universalité du mal. C’est une affaire d’a priori ou d’aveuglement même. « Il est aussi démontré (disait Pangloss) que les choses ne peuvent être autrement : car tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin ! » Ailleurs Pangloss pousse sa logique jusqu’à l’absurde à partir de postulats erronés : « Les malheurs particuliers font le bien général ; de sorte que plus il y a de malheurs particuliers, et plus tout va bien ». Voltaire critique au travers de ce personnage la théorie de Leibniz selon laquelle, en particulier, le mal serait « une ombre à un beau tableau ». Le mal servirait alors seulement à mettre en valeur le bien.
Voltaire, plus proche du pessimisme, renonce pourtant à cette position intellectuelle. Avec Candide, il nous montre que l’innocence peut exister et surtout que le pessimisme nous pousse à l’inaction s’il n’existe aucune espérance d’améliorer notre sort. Tout au long du roman, Candide espère. Son espérance s’appelle Cunégonde. Même si finalement elle est désabusée, elle a constitué le moteur de ses actions. Au cours de ses aventures, Candide va apprendre la fausseté de l’enseignement dispensé par Pangloss. Il est alors prêt à recevoir deux leçons. La première sera donnée par un derviche. Le sage oriental dédaigne les questions et livre à ses interlocuteurs la fable du sultan qui ne se préoccupe pas des souris embarquées sur son bateau, (Dieu a peu d’égards pour sa créature) puis, par les mots « te taire », il apprend à ses visiteurs qu’il faudra se défier de la métaphysique, affrontement d’idéologies sans lien avec l’expérience concrète et dont les réponses ne peuvent être que stériles. La seconde sera donnée par le vieillard turc : « le travail éloigne de nous trois grands maux, l’ennui, le vice et le besoin ». Il faut aménager, civiliser le monde, il faut, chacun de notre côté, s’attaquer modestement à la tâche. Voltaire propose une religion du travail seul capable d’apporter un bonheur limité et de réformer l’individu. « Il faut cultiver notre jardin » est la réponse définitive faite à l’éternel questionneur Pangloss.
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Conclusion
Candide brosse un portrait de notre humanité assez ricanant. Voltaire se sauve finalement du désespoir et du pessimisme par l’action. Il faut reconnaître pourtant qu’il traite le sujet avec une certaine désinvolture. Plus qu’une véritable réflexion sur un sujet essentiel, son roman est plutôt un règlement de comptes endiablé, un jeu de l’esprit passablement ironique et irrévérencieux. Il pourrait nous faire croire que la pensée de Leibniz, grand philosophe et mathématicien du XVIIe siècle, est d’une stupidité affligeante. Il n’en est rien. Voltaire est très injuste, il feint de ne pas comprendre la position de l’auteur de la Théodicée, il s’amuse et nous amuse. Loin d’émouvoir notre sensibilité, Voltaire préfère toucher notre intelligence, il ne dénonce pas l’horreur mais l’absurdité. Candide, en fin de compte, est une œuvre séduisante beaucoup plus par ses simplifications, ses partis pris, ses rancunes, ses polémiques, sa virtuosité que par son contenu philosophique.