Les dangers liés à la monétarisation croissante de la société
Les pouvoirs de l'argent
Si l'argent est un facteur essentiel de liberté, il n'empêche qu'il autorise également de nouvelles formes de pouvoir et de supériorité que Simmel appelle "superadditums". Ainsi, le possesseur de l’argent, produit inaltérable, est toujours avantagé dans l’échange sur le vendeur de biens (on peut en trouver un exemple avec le pouvoir des intermédiaires dans l’échange ou des grandes surfaces par rapport aux producteurs). De plus, "on ne prête qu'aux riches", ce qui est vrai économiquement et socialement : les riches obtiendront considérations et avantages inaccessibles aux pauvres et pourront se permettre, luxe incomparable, d'afficher un "mépris aristocratique de l'argent". Ces éléments permettent de rappeler que l'argent n'est pas seulement un phénomène économique et donc qu'il peut être désiré pour lui-même.
S'il permet aux minorités de vivre, l'argent favorise aussi leur oppression : il est facile d'exproprier ou de léser un possesseur d'argent. Ainsi, pour Simmel, "l'aristocratie d'argent" est fragile et est toujours susceptible de déclassement social.
La destruction de liens sociaux
En favorisant les relations sociétaires, l’argent participe à la dissolution des relations communautaires en n’épargnant que la famille et l’amitié, et, à un autre extrême, le sentiment patriotique ou de l’appartenance à une communauté humaine.
Les crises financières
L'usage de l'argent, en rendant les relations économiques plus objectives, tend à "lisser" les fluctuations économiques. Pourtant, cela n'empêche pas la possibilité de crises financières mais celles ci proviennent du fait que l'argent est en train de perdre ses aspects "objectivants". En effet, en cas de "bulle financière", les individus fixent la valeur des choses, et de l'argent, non plus en fonction d'une donnée "objective" mais en fonction de ce qu'on estime être l'estimation faite par les autres, d'où les phénomènes de "bulle spéculative" et de "panique boursière"; il s'agit donc d'un retour vers la fixation "subjective" de la valeur de l'argent. Cette grille de lecture particulière a été développée par un économiste contemporain, André Orléan.
Les dangers du relativisme
En développant le "relativisme" et la capacité de comparer, l'argent risque de mener à un excès, qu'on finisse par penser que "tout vaut tout". Dans ce cas l'argent reste la "valeur ultime". Il n’est pas difficile de trouver des exemples actuels liés à la télévision et à l’audimat, par exemple, ou au cinéma,... Cela aboutit au déclin de la « distinction » (au sens que chaque chose est différente d’une autre et non interchangeable. Simmel s'attache particulièrement au problème de la distinction de la personne. L'effet "niveleur" qui touche les objets s'exercera également sur les individus : chacun devient semblable à son prochain, on ne distingue plus les compétences des uns et des autres (ce n'est pas sans rappeler la "tyrannie de la majorité" de Tocqueville). Cependant Simmel espère que trois domaines resteront épargnés de ces effets niveleurs de l'argent : la culture, le corps et la dignité humaine. On voit que ses espérances risquent aujourd'hui d'être battues en brèche. On pourra utilement utiliser les thèmes relatifs au trafic d'organes, à la "procréation médicalement assistée" et, bien sûr, aux effets de la "mondialisation" sur certains domaines culturels (notamment le cinéma).
Les caractères liés à l'argent
Simmel cherche toujours à faire le lien entre les données "macro sociales" et "micro sociales" et, plus encore, entre les données sociologiques et psychologiques. Ainsi, il essaie d'établir un lien logique entre l'usage de l'argent et certaines formes psychologiques; il en retient six, qui peuvent aussi bien être perçues comme des formes anormales ou normales suivant la place occupée dans une société. Il démarre son raisonnement de l'idée de "séries téléologiques", terme compliqué pour décrire la succession des opérations qui accompagnent l'usage de l'argent. Ainsi, la série logique de l'usage de l'argent est la suivante :
"Possession de l'argent ==> dépense==> jouissance de l'objet obtenu".
Cependant, cette série peut être rompue en différents points, ces ruptures correspondant à des profils psychologiques particuliers. Ainsi, la cupidité correspond au seul désir de possession de l'argent (la chaîne est rompue dès son origine); l'avarice, sentiment proche, correspond à l'incapacité de se départir de l'argent obtenu. Le but de l'individu peut également se retrouver dans la seule dépense, nous sommes alors dans le cas de la "prodigalité". Mais la chaîne peut être refusée dans son ensemble : ce sera le cas du dénuement ou de la pauvreté recherchée par l’individu et parfois valorisée par le groupe social (la recherche du salut de l’âme par le refus de la richesse ou du confort. On peut remarquer que l'utilisation de cette chaîne permet de retrouver un certain nombre de thèses sociologiques : la recherche de la possession d'argent et le refus de la dépense peut, dans une certain mesure, être rapprochée des thèses de Weber (où "l'avarice" est encadrée par un système de valeurs); la rupture de la chaîne au moment de la dépense nous rapproche de Veblen,...
Cependant les dispositions psychologiques qui intéressent le plus Simmel sont à rechercher à la fin de la chaîne téléologique : l'argent, en rendant tout comparable et interchangeable, aboutit aussi à niveler les valeurs. On a donc de plus en plus l'impression que "tout vaut tout" ou que "rien ne vaut plus rien". Certains individus vivront dans cette illusion et constituent la figure du "blasé" ; d'autres sont conscients, qu'en réalité il existe bien des différences de valeur, mais ramèneront volontairement tout au même plan, il s'agit du "cynisme". La lassitude (le blasement) et le cynisme constituent pour Simmel les deux profils psychologiques typiques des sociétés modernes et des grandes métropoles. Comme l'individu a toutefois besoin d'être constamment "excité" émerveillé, surpris,... il aura besoin de chercher de nouvelles activités, de nouveaux excitants,... d'où l'accélération du rythme de vie urbain, le rôle central des phénomènes de mode, l'usage de divers dérivatifs (fêtes, alcools, substances plus ou moins licites,...),... Le phénomène reste d'actualité et chacun trouvera des exemples adéquats (raves, saut à l'élastique,..., les ouvrages d'A. Erhenberg semblent utiles pour cette question.
L'argent et la communauté
Contrairement à certaines perceptions économiques, l'argent ne peut pas être analysé dans une optique individualiste, ne serait ce que parce que le possesseur de monnaie ne dispose pas d'un droit sur un individu en particulier mais d'un droit sur l'ensemble de la société (ou, plus précisément sur l'ensemble de son domaine marchand, c'est la conséquence de son pouvoir libératoire). Ce problème nous amène à une question très actuelle qui est celle de la valeur de l'argent et des résultats de sa dématérialisation. En effet, Simmel reconnaît que l'argent n'a pas besoin d'avoir une valeur intrinsèque pour fonctionner et qu'il lui suffit d'exister en une certaine quantité, sa valeur se fixant en fonction de la masse d'objets échangeables (il ne fait que reprendre l'optique quantitativiste); mais s'il reconnaît que cette situation est plausible d'un point de vue économique, il rappelle que la monnaie est aussi un phénomène social et que la confiance qu'on lui accorde doit reposer sur un certain nombre d'éléments. Il développe ainsi l'hypothèse (interactionnistes) selon laquelle les premières monnaies seraient issues de parures (or, bijoux,...) qui ont pour caractéristique essentielle de lier les individus les plus importants et le reste de la société (on admire les parures des chefs mais les chefs dépendent de l'admiration de leurs subordonnés, le thème de la parure est probablement le point central de toute la sociologie de Simmel) et constituent donc un prélude aux futures transactions monétaires.
Avec le 19ème siècle et l'élargissement des marchés, on confronte de plus en plus d'individus qui ne se connaissent pas (ou qui échappent aux "relations communautaires") et peuvent donc se tromper ou se voler mutuellement. Il faut donc que la monnaie conserve une "valeur substance" ou, en son absence, qu'il existe d'autres éléments sociaux qui pallient cette absence de valeur propre de la monnaie : le droit, les structures sociales,... (on peut par exemple se rappeler le rôle de l'appartenance à une secte dans les relations commerciales américaines selon Max Weber. C'est un problème qu'on a retrouvé avec la mise en place de l'Euro et qui subsiste dans le cadre des relations monétaires et financières internationales. Lié à l'essor international de la monnaie se trouve posé le problème d'une hypothétique "société internationale").
Conclusion
Simmel a donc essayé de présenter les diverses conséquences, souvent opposées, de l'essor de la monétarisation de la société, conséquences qui restent actuelles. L'argent favorise la liberté individuelle, la vie des minorités, les échanges entre les individus mais il tend à tout soumettre à son propre pouvoir, à éliminer les communautés et un certain nombre de valeurs, à développer un "relativisme" excessif et dangereux et le cynisme des individus, enfin à développer des relations sociétaires et marchandes qui, si elles libèrent les individus d'une tutelle personnalisée, les rendent dépendants d'autres groupes et des choses en général.
La question essentielle que se pose Simmel, et là il retrouve son rôle de philosophe, c'est de savoir comment l'individu peut retrouver son autonomie. Il ne peut le faire qu'en reliant ce qu'il appelle la "culture subjective" (ce que l'individu fait et connaît) et la "culture objective" (l'ensemble des créations de l'humanité), c'est à dire par un développement culturel personnel.
(source:
http://www.ac-orleans-tours.fr )